Tailleur bleu et collier de perles. Dans les pages de L’Express du 29 janvier 1988, Margaret Thatcher prend la pose dans cette tenue, devenue emblématique. Presque 40 ans plus tard, et à 9 000 kilomètres de là, Sanae Takaichi revêt un ensemble similaire pour son premier discours face au Parlement. La Première ministre japonaise cultive l’image de la Dame de fer. A peine arrivée au pouvoir, cette ancienne batteuse d’un groupe de métal de 64 ans se lance d’emblée sur un terrain miné : début novembre, elle affirme à l’intention des Chinois que le recours à la force contre Taïwan pourrait constituer "une menace à la survie du Japon".

La mèche est allumée. Outré par cette "provocation", Pékin riposte, appelant ses ressortissants à ne plus se rendre sur l’Archipel. Les effets sont immédiats : annulation en masse de voyages et chute des cours de Bourse des entreprises exposées à la consommation et au tourisme. Pour le pays du Soleil levant, qui ambitionne d’accueillir 60 millions de visiteurs en 2030, l’affaire n’est pas neutre. Les Chinois comptent pour près d’un quart des visiteurs. "En moyenne, la Chine représente environ 10 % du chiffre d’affaires des sociétés japonaises, remarque Kevin Net, spécialiste Asie pour La Financière de l’Échiquier. Un boycott pourrait avoir un impact significatif sur l’activité locale".

Disciple des "Abenomics"

Cet accrochage vient aggraver la tourmente dans laquelle l’économie nippone est entraînée. Au printemps dernier, l’ancien Premier ministre Shigeru Ishiba, dressait ce sombre constat : la santé budgétaire du pays est pire, selon lui, que celle de la Grèce. Les exportateurs encaissent le choc des droits de douane de Donald Trump. La croissance n’a pas été au rendez-vous au troisième trimestre. Surtout, l’inflation s’est enracinée dans le paysage, après une longue phase d’atonie voire de baisse des prix. Pour remettre la machine en marche, le gouvernement a dévoilé un plan de relance budgétaire équivalent à 135 milliards de dollars. Au menu : baisses d’impôts, renforcement des capacités de défense, allocations pour encourager la natalité… Mais aussi des mesures destinées à lutter contre la flambée des prix, comme des subventions sur l’énergie et des coupons d’achat pour le riz.

Curieux programme pour celle qui place "Maggie" au rang d’idole. Certes, les deux dirigeantes partagent une étiquette conservatrice et une ascension obstinée au sommet du pouvoir. Mais le parallèle s’arrête là. Sur le terrain de l’économie, un fossé les sépare. Loin de l’orthodoxie fiscale de la Britannique, la nouvelle cheffe du gouvernement japonais se revendique comme disciple de l’ancien Premier ministre Shinzo Abe, assassiné en 2022. L’homme à l’origine des "Abenomics", un plan de relance destiné à faire sortir le Japon de sa spirale déflationniste.

Largesses budgétaires

Une décennie après le lancement de ce vaste programme, l’ampleur des nouvelles dépenses annoncées par Sanae Takaichi fait tiquer nombre d’observateurs. Depuis son élection, le taux des obligations à dix ans a grimpé, atteignant début décembre son niveau le plus élevé depuis 2006. Pour l’agence Fitch, ce paquet fiscal pourrait même menacer la note souveraine du Japon s’il aboutit à une hausse du ratio d’endettement. Or, la vertigineuse dette de l’Archipel, plus du double de son PIB, ne date pas d’hier. Alors pourquoi cet accès de défiance ? "Par le passé, une telle situation était rendue possible car les taux étaient très bas, précise Tai Hui, stratégiste en chef des marchés chez J.P. Morgan Asset Management. Désormais, avec la hausse des rendements obligataires, ce niveau d’endettement très élevé va considérablement alourdir la charge des intérêts". La donne a changé en 2024, lorsque la Banque centrale du Japon (BoJ) a abandonné le contrôle de la courbe des taux, qui les avait longtemps maintenus à un niveau artificiellement bas. A plus court terme, elle envisagerait de durcir sa politique monétaire - la plus accommodante des pays du G7. Mécaniquement, les investissements prévus par la feuille de route budgétaire vont devenir plus coûteux.

3885-INFOG-COMMERCE-japon-1

3885-INFOG-COMMERCE-japon-1

© / FUMIYAKI HAYASHI - ENKUU SMILE/UNSPLASH - L’EXPRESS

Malgré ces doutes, Sanae Takaichi s’évite pour l’instant un "moment Liz Truss" - la Première ministre britannique avait semé la panique sur les marchés en 2022 après avoir présenté un budget jugé peu crédible. Toutefois, l’emballement des taux longs fait craindre un effet de contagion, notamment aux Etats-Unis. Pour profiter d’un meilleur rendement, "les investisseurs japonais pourraient se détourner de la dette américaine - dont ils sont les plus gros détenteurs étrangers - pour rapatrier leurs capitaux vers leur dette domestique, explique Mabrouk Chetouane, responsable de la stratégie de marché chez Natixis IM. Avec pour conséquence une baisse du prix des obligations américaines – soit une hausse de leurs taux –, renchérissant ainsi la charge du refinancement de la dette et des déficits futurs aux Etats-Unis".

Réformes structurelles

Côté nippon, rien ne garantit, par ailleurs, que le plan porte ses fruits. "Le soutien direct aux ménages risque de n’avoir que peu d’effet sur la consommation, en raison d’une épargne de précaution qui reste élevée, observe Shigeto Nagai, responsable de la recherche économique japonaise chez Oxford Economics. Quant à l’investissement dans la défense, une part considérable sera consacrée aux importations, issues en grande partie des Etats-Unis, ce qui limitera son impact sur la croissance."

Au total, ces mesures apporteraient 0,4 % au PIB, d’après les calculs du gestionnaire d’actifs Carmignac, mais elles menacent d’aggraver les pressions inflationnistes et de contribuer à la surchauffe économique. De son côté, Shigeto Nagai, un ancien de la BoJ, y voit "un risque que l’inflation reste obstinément au-dessus de la cible de 2 % en 2026, auquel cas l’économie pourrait tomber dans une forme modérée de stagflation, où les revenus réels et la consommation ne redécollent pas."

3885-INFOG-COMMERCE-japon-2

3885-INFOG-COMMERCE-japon-2

© / L'Express

D’autant que cette hausse des prix est amplifiée par des facteurs plus profonds. En particulier, des tensions sur le marché du travail et le défi majeur du vieillissement de la population. Une équation difficile à résoudre sans recourir à l’immigration, qui ne semble pas faire partie de l’arsenal de Sanae Takaichi. Economiste et fondateur du cabinet d’analyse Bersingéco, Sylvain Bersinger fait partie des sceptiques. "Ce programme apporte un bol d’air frais, mais il ne bouleversera pas l’économie japonaise. Les raisons qui freinent la croissance du pays sont d’ordre structurel - la démographie, la concurrence chinoise… - et appellent des réformes de fond plutôt qu’un énième plan de relance."

Faiblesse du yen

Spécialiste de l’Asie chez Allianz Trade, l’économiste Françoise Huang, elle, est surtout préoccupée par l’affaiblissement du yen, "qui crée un cercle vicieux en contribuant à l’inflation importée et pourrait accélérer le resserrement monétaire". Autrement dit, le relèvement des taux par la Banque centrale. Tous les regards sont désormais tournés vers la BoJ, dont l’imposant siège à la toiture verte dénote avec les gratte-ciel de Tokyo. La réunion des 18 et 19 décembre s’annonce cruciale. Augmenter les taux pour soutenir le yen, au risque de ralentir la croissance ? Ou préférer le statu quo, au prix d’une poursuite de l’inflation ? L’équation est d’autant plus délicate qu’elle est scrutée à Washington où l’on voit d’un mauvais œil la faiblesse de la devise japonaise. Donald Trump tance régulièrement le gouvernement sur ce thème. Hormis ce différend, les deux nations restent de solides alliées. Lors de sa tournée en Asie fin octobre, le président américain a même affirmé qu’il souhaitait une "relation fantastique" avec la dirigeante japonaise. Les investissements de 550 milliards de dollars promis par l’Archipel aux Etats-Unis n’y sont sans doute pas étrangers.