Le XXIe siècle sera-t-il impérialiste ou ne sera-t-il pas ? Alors qu’on les croyait passés de mode, les empires ont fait un retour spectaculaire. Vladimir Poutine rêve de raviver l’Empire russe, Recep Tayyip Erdogan se voit en héritier de l’Empire ottoman, Xi Jinping ne jure que par la Chine éternelle, tandis que l’Amérique Maga est, elle, obsédée par l’Empire romain.

Dans ce contexte, le beau livre Les empires anciens (Perrin/L’Histoire) est une lecture indispensable. De la Mésopotamie du IVe millénaire avant notre ère jusqu’à la Moscovie d’Ivan le Terrible, en passant par les Egyptiens les Sassanides, les Song, les Abbassides, les Mongols ou les Incas, cette somme montre à quel point historiens et archéologues ont fait des progrès spectaculaires dans la connaissance de ces mondes engloutis.

Spécialiste d’histoire médiévale à l’université Paris-Nanterre, l’historienne Marie Favereau a dirigé l’ouvrage. Elle rappelle que loin de l’image véhiculée aujourd’hui, l’empire fut une forme politique féconde permettant la cohabitation entre différents peuples, tout en développant les échanges marchands. La connaissance de cette riche histoire est selon elle le meilleur antidote face aux discours révisionnistes de Vladimir Poutine ou de Xi Jinping.

L'Express : Pourquoi avez-vous voulu mettre à l’honneur les empires anciens ?

Marie Favereau : Les empires coloniaux, en particulier ceux de la période moderne, sont mieux connus du grand public. Ils ont contribué à forger une vision négative de l’empire, perçu comme une structure politique agressive et expansionniste, exploitant populations et ressources locales. Les empires anciens présentent d’autres modèles qui intègrent davantage la diversité des sujets et l’inventivité des modes de gouvernement. Ils passent par des périodes de conquête mais leur expansionnisme prend aussi des formes commerciales, sociales et artistiques. Ces empires ont eu un effet transformateur profond sur les territoires conquis. Les populations assujetties devaient payer l’impôt (dont le montant se négociait) et accepter de se montrer loyales envers le nouveau pouvoir. Chacun de ces empires possède son propre style de gouvernement mais tous ont affaire à la pluralité, à la diversité culturelle et linguistique, à la nécessité de faire vivre ensemble. Les empires anciens ne tendent pas à l’uniformisation et nous rappellent que les humains peuvent s’organiser au-delà de leurs différences, notamment religieuses.

Quand sont apparus les premiers empires ?

Nous ne connaissons pas d’empire au paléolithique, c’est une forme d’organisation qui apparaît tardivement dans l’histoire de l’humanité. Selon les régions du monde, les prémices sont visibles autour des IVe-IIe millénaires avant notre ère. L’Egypte ancienne est l’un des exemples les plus célèbres, mais nos connaissances progressent sur les premiers empires en Mésopotamie et en Asie notamment grâce à l’archéologie. Du fait des circulations marchandes, des communautés, des villes se sont connectées et ont trouvé des terrains d’entente. Le commerce est un rapport de force mais qui suppose tout de même de se rencontrer. Cette dynamique économique a ainsi permis l’apparition d’organisations étatiques de grande ampleur, comme celui d’Akkad ou celui de Babylone. Cela dit, n’oublions pas qu’il reste de nombreux empires que nous ignorons malgré l’incroyable richesse des découvertes scientifiques de ces dernières décennies.

Les historiens savent qu'empires ou Etats-nations ont une espérance de vie limitée

Les historiens contemporains ont tendance à relativiser la "chute de Rome". Dans le livre, l’historien britannique Bryan Ward-Perkins insiste au contraire sur le fait qu’il y a bien eu un effondrement au Ve siècle…

Selon Bryan Ward-Perkins, la fin de l’Empire romain d’Occident débouche sur une rétractation économique, marquée par un rétrécissement des villes, une diminution de la production de briques et de céramiques, la difficulté à maintenir un grand système d’échange sophistiqué. Ce qui le frappe aussi, c’est le regret des peuples de l’Empire romain, même ceux dits "barbares", qui voulaient y rester ou être plus pleinement intégrés à la vie politique romaine. De manière plus générale, les historiens remarquent que la fin d’un empire peut être brutale ou terriblement lente, il n’y a pas de mode d’emploi. Parfois, la transformation d’une structure politique vers une autre permet un renouveau. Un rétrécissement territorial ne doit pas nécessairement être perçu de manière négative, à l’image de Byzance qui, à la fin de l’Empire romain, se replie progressivement sur l’Asie Mineure, se réorganise et se maintient pendant huit siècles.

Aujourd’hui, la fin de l’Etat résonne comme une perspective angoissante. Mais les historiens savent que les formations politiques ont une espérance de vie limitée. Il est important de rendre leur voix aux populations du passé qui ont vécu ces périodes de changement, que ce soit dans la souffrance, la prospérité ou l’espérance.

Vous êtes spécialiste de l’histoire de la Grande steppe eurasienne, et rappelez comment les Mongols ont réussi à constituer un empire immense sans vraie capitale, ni centre fixe de gouvernement…

En fait, nombreux sont les Empires anciens qui ne cadrent pas avec le schéma classique d’un Etat centralisé, doté d’une capitale, tourné vers l’agriculture, multipliant villes et villages. Dans mon travail, j’analyse comment les hordes mongoles se déplaçaient au rythme des saisons tout en administrant d’immenses territoires. Dans cet ouvrage collectif, il nous est apparu essentiel de montrer la multiplicité des expériences impériales et d’intégrer les recherches sur les Mongols mais aussi l’Afrique subsaharienne, le Cambodge, les Aztèques ou encore les Incas. Ces expériences politiques peuvent aussi nous aider à réfléchir sur les futurs possibles de notre société, avec un autre rapport aux villes, à l’administration des ressources, à la sédentarité. Il ne faut pas se laisser enfermer par la façon rigide et déterministe dont certains Etats-nations se définissent aujourd’hui, en prétendant puiser dans une histoire ancienne qui est en réalité très récente. Avant même la constitution des empires, il y a une histoire des organisations humaines, celle-ci continue à l’époque ancienne et médiévale, les formats politiques et territoriaux se métamorphosent au fil des siècles, se transformant et s’adaptant. Notre histoire en devenir est l’héritière de ces mille expériences politiques du passé.

En quoi la "Pax Mongolica" a-t-elle permis une mondialisation avant l’heure, aux XIIIe et XIVe siècles ?

La paix mongole, dans ce qui était alors le plus grand empire du monde, a soutenu la multiplication des échanges transcontinentaux. Malgré la violence des conquêtes et leur volonté d’expansion, les Mongols ont compris qu’ils ne pourraient pas établir leur empire en maltraitant ceux qui n’étaient plus leurs ennemis mais leurs sujets. Dès le XIIIe siècle, ils ont donc entamé la reconstruction de certaines cités, telles que Bagdad et Pékin, et promulgué des lois impériales afin de protéger le statut des artisans, des marchands, des scientifiques et des religieux.

De façon générale, les empires ont contribué à des formes de "mondialisation" en connectant des régions qui n’avaient pas ou peu de liens auparavant. Cela s’est fait à travers la création de monnaies communes, la protection des routes, des innovations technologiques, des récits de voyage, des accords diplomatiques. Progressivement, des relations de confiance ou de loyauté ont pu s’établir. Les découvertes archéologiques de villes enfouies ou de tombes riches en objets nous permettent de retracer ces liens (par exemple, entre les mondes chinois, persans, latins, turcs). Ces échanges ne signifient pas qu’il n’y a pas de rapports de domination au sein de ces empires mais ils témoignent de la réalité des circulations et de la capacité d’appropriation de la part des peuples assujettis qui arrivent à s’affirmer et finalement à s’affranchir de leurs maîtres.

De même qu’empire peut prendre une connotation moderne négative, la mondialisation s’interprète parfois aujourd’hui comme une exploitation destructrice de la Terre. Mais aux XIIIe-XIVe siècles, la Pax Mongolica ou le grand échange mongol, c’est la mise en relation de régions tournées sur elles-mêmes qui tout d’un coup s’ouvre sur un extérieur qui les bouleverse.

Pour ces dirigeants, les empires anciens sont faciles à instrumentaliser car ils sont mal connus du grand public

En quoi la Russie a-t-elle été un empire bien avant Pierre le Grand, à la fin du XVIIe siècle ?

En mettant fin à la domination mongole dans la région de la Volga au XVIe siècle, la dynastie moscovite des Riourikides se réapproprie l’héritage mongol de Gengis Khan, tout en s’inscrivant dans la succession de Rome et Byzance. En 1547, Ivan IV, plus connu sous le nom d’Ivan le Terrible, est couronné "tsar de toute la Rous’", tsar étant le titre que les Slaves orientaux donnaient au khan mongol. Le souverain russe veut rattacher sa lignée aux grands empereurs depuis l’Antiquité. Moscou prétend alors concentrer l’héritage de trois empires : scandinave (via la Rous de Kiev), romain (via Byzance) et mongol (via la conquête des khanats Tatars de la Volga). En fait, jusqu’au milieu du XVIe siècle, en Russie et en Asie centrale, l’empire de référence, c’est l’empire mongol. Les souverains de l’époque se positionnent tous par rapport à l’œuvre de Gengis Khan. Aussi, quand un gouvernement actuel se réclame d’un empereur qui a régné il y a plusieurs siècles, par exemple quand Vladimir Poutine s’approprie la figure d’Ivan IV, cela pose question, car c’est réduire la multiplicité de l’héritage des empires anciens.

Des dirigeants nationalistes comme Poutine ou Erdogan ravivent en effet l’héritage de ces empires passés. N’est-ce pas paradoxal ?

Les discours patriotes qui soutiennent un impérialisme agressif entretiennent une relation étroite et obscurantiste au passé national. Pour ces dirigeants, les empires anciens sont faciles à mobiliser ou à instrumentaliser car ils sont en général mal connus du grand public. La Turquie d’Erdogan, qui revisite son histoire au gré des circonstances géopolitiques, n’a que peu à voir avec les empires turcs médiévaux. De même, "l’Amérique Maga", qui se nourrit de références à Rome, fait appel à un passé imaginaire qui n’a que faire de la réalité historique. Les raisons de ces dévoiements sont bien sûr politiques. Lorsque Vladimir Poutine évoque sa vision de l’histoire russe c’est pour mieux justifier son expansion en Ukraine ou ailleurs. Mieux connaître l’histoire des empires anciens nous permet de replacer ce type de revendication dans leur contexte contemporain et de déceler les propos à visée révisionniste.

Votre livre rappelle aussi que les Ouïghours ont une histoire glorieuse, alors qu’on les réduit aujourd’hui souvent à une minorité musulmane martyrisée par le régime chinois…

Le regard actuel sur des populations comme les Ouïghours est souvent misérabiliste. Or, il est important de restituer la richesse et la complexité de leur histoire. Cela permet aussi de questionner le discours hégémonique de la Chine contemporaine et sa tentative d’appropriation des routes de la Soie, réseau d’échange qui couvrait une grande partie de l’Asie centrale et au sein duquel les Ouïghours ont joué un rôle clef. Au VIIIe siècle, l’empire ouïghour contrôle des territoires qui englobent la Mongolie et une partie du Xinjiang actuel. Il en reste des vestiges extraordinaires dont de grandes structures urbaines encore visibles aujourd’hui. A l’époque, les Ouïghours ne sont pas encore musulmans et nombre d’entre eux défendent le manichéisme, une religion qui remonte au IIIe siècle. Ils cohabitent avec les Tang et avec leur puissant voisin, l’empire tibétain, qui est l’un des foyers du bouddhisme. L’autre héritage majeur des Ouïghours, c’est leur alphabet que les Mongols adoptent sous Gengis Khan et continuent d’utiliser aujourd’hui en Mongolie intérieure malgré l’interdiction chinoise.

A la fin du XIIe siècle, la Chine est partagée entre la dynastie des Song au sud, les Jin au Nord et les Tangoutes au nord-ouest. Ces trois entités ne s’entendent pas et ne partagent pas la même langue, chacune se considérant comme un empire à part entière. Le régime chinois véhicule le cliché d’une "Chine éternelle" mais, comme le montre notre ouvrage, au cours des siècles, il y a eu des turcophones, des Mandchous et des populations nomades au pouvoir, ce qui atteste de l’incroyable diversité historique de ce territoire !

Les Empires anciens, sous la direction de Marie Favereau. Perrin/L’Histoire, 393 p., 35 €.