DISPARITION - Décédé à 96 ans, ce créateur de génie a signé sa dernière prouesse avec la Fondation Louis Vuitton à Paris. Il laisse une œuvre immense, inclassable, qui pousse toujours plus loin les limites du possible.
Comme une traînée de poudre, la nouvelle a fait le tour du monde : l’architecte américain Franck O. Gehry est décédé vendredi d’une maladie respiratoire à Santa Monica, en Californie, à l’âge de 96 ans. Que pouvait faire de plus extraordinaire Frank Gehry après la Fondation Louis Vuitton jaillissant comme un nuage transparent à la lisière du Jardin d’acclimatation, dans le bois de Boulogne ? Même s’il n’est pas sa dernière œuvre, ce vaisseau de verre qui porte très haut la culture de la France a valeur de testament. À lui seul, il condense toute l’audace de cet architecte, qui a passé sa vie à tordre les formes, à déconstruire les lignes, à pousser toujours plus loin les prouesses techniques pour donner réalité à ses esquisses crayonnées sur la page blanche. Ce faiseur de rêves fut avant tout un chercheur habité par l’envie d’imaginer des bâtiments sans cesse plus uniques, plus audacieux, plus emblématiques en dépassant les limites qu’impose l’architecture.
La Fondation Louis Vuitton, inaugurée en 2014, restera sans conteste son bâtiment le plus révolutionnaire. Il l’a pensée après le Guggenheim de Bilbao, jugé déjà très futuriste pour l’époque, avec ses volumes courbes, voire tordus, s’emboîtant les uns dans les autres. Présentant douze voiles composées de 3 600 panneaux de verre, la structure métallique toute en transparence du bois de Boulogne avait été accueillie en 2014 comme le symbole de la modernité architecturale du XXIe siècle. Immédiatement, ses détracteurs n’avaient pas manqué de dire que Gehry avait donné forme à l’un de ses nouveaux caprices, pour un prix exorbitant - plus de 400 millions d’euros officiellement, largement plus du double officieusement -, du fait de ses nombreux brevets techniques. Mais les tractations avec son commanditaire privé, Bernard Arnault, ne sont jamais sorties au grand jour…
Lauréat en 1989 du prix Pritzker
Avec ce « bâtiment, qui évolue en fonction de l’heure et de la lumière…, à l’image d’un monde qui change », disait Frank Gehry, certains pensaient que le génie américano-canadien avait signé là son dernier geste. Eh bien, non ! La star architecte, qui mérite bien ce nom pour piquer de mémorables colères, nous avait une fois de plus étonnés avec la Fondation Luma, à Arles : une tour de 156 mètres construite pour la collectionneuse Maja Hoffmann, sur 10 hectares de friche industrielle réhabilitée en centre d’art associant artistes, penseurs, scientifiques et acteurs de la vie économique.
Cette nouvelle folie déstructurée - trois « rochers » métalliques couverts de 11 800 briques d’acier séparés par de grandes failles vitrées - montraient avec force comment, à 88 ans, l’architecte avait gardé son enthousiasme. En vieux pro, ce lauréat en 1989 du prix Pritzker (l’équivalent du prix Nobel pour l’architecture), qui a reçu le lion d’or, en 2008, pour l’ensemble de son œuvre à la XIe Biennale de Venise, aimait à se réinventer et à se dépasser, quitte à faire résoudre les problèmes de construction par d’autres. C’est en créant des formes que l’on trouve des solutions. Redonner une identité et une fonction à un lieu désaffecté a toujours été son moteur. Il l’a prouvé à Bilbao, où le Musée Guggenheim, sorti de ses carnets, a redonné à la ville naguère sinistrée un pouvoir d’attraction si puissant qu’elle est devenue une destination touristique de premier ordre. Le succès devrait être au rendez-vous dans la ville des Alpilles, capitale de la photographie, même si le bâtiment a déjà suscité la critique pour sa drôle de forme détonnant avec l’environnement et sa tour en béton peu heureuse à l’arrière du bâtiment…
Frank Gehry aura dû attendre la livraison de la Fondation Louis Vuitton pour que lui soit proposée une grande rétrospective au Centre Pompidou en 2014-2015. Ce fut la première exposition complète de son travail permettant d’embrasser toute son œuvre. Et quelle œuvre ! On ne compte plus ses réalisations : de la Maison dansante, au centre de Prague (avec Vlado Milunic), au Vitra Design Museum, près de Bâle ; du Walt Disney Concert Hall, à Los Angeles, à la Cinémathèque française, à Paris ; du Musée des beaux-arts de Toronto à celui de Minneapolis ; de l’Üstra Office Building, à Hanovre, à l’IAC Building, à New York.
À la fin des années 1970, l’extension de sa propre maison à Santa Monica lui vaut la reconnaissance internationale. Elle devient un manifeste ! Autour d’une maison banale, typique de l’architecture pavillonnaire californienne, Frank Gehry construit une extension avec des matériaux pauvres, de la tôle ondulée, du bois, du grillage industriel, créant ainsi son propre langage. Puis il s’approprie l’idée du « one room building », de l’architecte américain Philip Johnson : toutes les pièces d’une maison s’autonomisent et deviennent des bâtiments uniques et hétérogènes. Le plus bel exemple est sans doute la Winton Guest House, maison d’invités d’un couple de collectionneurs, dont les éléments présentent des formes et des matériaux très différents.
Avec le numérique, des formes incroyables
Né en 1929 à Toronto et arrivé aux États-Unis à 17 ans, ce fils de commerçant qui tient sa sensibilité de sa mère mélomane a toujours travaillé sans relâche. Au début de sa carrière, et jusqu’aux années 1980, Frank Owen Goldberg (il a changé son nom en Frank Owen Gehry en 1954) œuvre pour des promoteurs et des agences d’urbanisme. Parallèlement, des commandes de maisons individuelles et d’ateliers d’artistes lui permettent d’étendre ses recherches. Toute sa vie, il restera très proche de ses amis artistes : Richard Serra, Robert Rauschenberg, Jasper Johns ou encore Ed Ruscha. À la scène californienne, qu’il côtoie, s’ajoute sa connaissance de la culture européenne, depuis les églises romanes jusqu’aux bâtiments radicaux de Le Corbusier.
Dans les années 1980, il revient à une idée d’unité architecturale. La Lewis House, du nom de l’homme d’affaires, lui permet d’expérimenter le numérique. Pour elle, il crée des voiles qu’il n’arrive pas à réaliser. Elle ne sera jamais construite, mais il s’agit d’un « objet architectural révolutionnaire », selon Frédéric Migayrou, conservateur en chef des collections architecture et design au Musée national d’art moderne.
La modélisation numérique, au début des années 1990, va en effet donner à Gehry l’idée de créer ces bâtiments aux formes incroyables, dont le Guggenheim de Bilbao est un des premiers exemples, avec ses volumes qui semblent s’envoler dans tous les sens, au milieu de la friche industrielle. C’est parce que Frank Gehry a une approche urbaine et pas seulement architecturale que le projet du Guggenheim Bilbao (il devait livrer en 2022 le Guggenheim Abu Dhabi, il ouvrira en 2025) est réussi. Dès 1960, il a abordé cette question.
« Il a toujours eu une vraie vision collective de ce que doit être la ville », ajoute Frédéric Migayrou. De cette préoccupation témoignent les photos qu’il a prises dans des zones industrielles américaines. Malgré la numérisation de ses projets, l’homme a toujours aimé travailler avec ses mains. Il trouvait, paradoxalement, que « l’image d’ordinateur est sans vie, froide, horrible », insistant sur la nécessité de mettre « l’ordinateur au service de votre propre créativité » et de ne pas « le laisse(r) devenir le créateur ». C’est pourtant grâce à l’ordinateur qu’est apparue la « tête de cheval», une création extraordinaire qui sert de salle de conférences, insérée à l’intérieur du siège de la DZ Bank, à Berlin.
Gehry aimait à répéter qu’un « bâtiment ne doit pas tout dire d’emblée et qu’il faut vivre son architecture ». C’est exactement ce que l’on ressent en pénétrant dans le labyrinthe du Guggenheim de Bilbao ou en montant l’escalier de la Fondation Louis Vuitton, donnant à voir comment le bâtiment s’ouvre sur le jardin et comment la nature entre à l’intérieur. « Quand, quittant le Canada, je suis arrivé aux États-Unis, à 17 ans, j’ai été très en colère contre mes professeurs, qui ont essayé de me détourner de l’architecture, explique Gehry. Quand j’ai commencé, dans les années 1960, mon premier building à Los Angeles suscita un déferlement de critiques. C’est pourquoi, je me suis tourné vers les peintres, qui m’ont invité dans leur atelier. J’étais plus à l’aise avec leur manière de penser. Ils avaient une vision moins radicale, d’avantage en accord avec ma conception de l’architecture ouverte sur le monde. »
C’est parce qu’il est resté un homme libre, avec une âme d’artiste, que Frank Gehry restera une personnalité hors norme dans le monde de l’architecture. Il le disait lui-même : « J’étais un progressiste engagé et j’aimais l’art, et ces deux faits réunis ont fait de moi un architecte. »

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