Afin d’équiper des agents de l’État, un accord a été signé entre le gouvernement et Doctrine, une entreprise française de l’intelligence artificielle dans le secteur juridique - sorte de gigantesque bibliothèque numérique capable de lire et classer des documents très rapidement. Mais ce partenariat fait grincer des dents un secteur qui pointe une récente condamnation pour concurrence déloyale de cette entreprise détenue par un fonds américain.
Ce partenariat s’inscrit dans la continuité de l’accord conclu le 18 novembre entre les gouvernements français et allemand, aux côtés des entreprises Mistral et SAP, pour le déploiement de l’IA dans le secteur public. Mais cette fois, la lettre d’engagement signée mardi par le ministre délégué de la Fonction publique, David Amiel, et le président de Doctrine, Guillaume Carrère, n’est pas passée inaperçue dans le monde de l’édition juridique.
D’après cet accord, l’entreprise qui collabore avec le ministère de l’Intérieur et revendique plusieurs centaines d’entités publiques partenaires va fournir aux juristes de l’État des outils d’intelligence artificielle pour « simplifier » certaines missions, selon un communiqué du ministère de la Fonction publique et de Doctrine.
« À l’ère où il y a tellement de frustration générée par les processus internes, par la paperasse, cela n’aurait aucun sens de ne pas donner aux agents publics, sur leur lieu de travail, les instruments dont ils disposent dans leur vie personnelle ou que le secteur privé possède », explique le ministre aux Échos, vantant une « nouvelle doctrine » concernant les partenariats public-privé.
Manque de détails
Les agents bénéficieront de formations dédiées à ces « solutions » technologiques. Toutefois, le coût total de l’opération n’est pas défini, le nombre d’agents équipés n’est pas connu, et les outils mis à disposition n’ont pas été détaillés.
En outre, l’assurance du ministère que l’accord n’est « pas exclusif » et l’invitation lancée aux entreprises du secteur à formuler des offres sont loin de rassurer. « Je suis tombé de ma chaise », lâche Denis Berthault, directeur du développement des contenus chez Lexisnexis, tandis que Fabien Girard, président du directoire de Lexibase, y voit « le résultat logique d’un lobbying permanent de cette entreprise auprès des pouvoirs publics ».
Surtout, ils pointent la récente condamnation de la société qui détient Doctrine.fr pour « concurrence déloyale ».
Données publiques
En mai, cinq grands éditeurs juridiques, dont Dalloz, Lexisnexis, et Lexibase, l’avaient emporté en appel, et la justice avait conclu à « des présomptions graves, précises et concordantes » selon lesquelles Forseti, la société exploitante de Doctrine.fr, s’est « procuré des centaines de milliers de décisions de justice des tribunaux administratifs », et « des centaines de milliers de décisions auprès des tribunaux judiciaires de première instance de manière illicite ».
Doctrine s’est ainsi ménagé un « avantage concurrentiel indu » selon la justice, qui a toutefois écarté d’autres accusations des concurrents de l’entreprise, notamment d’avoir indexé à tort certains de leurs contenus.
Selon le site spécialisé LégalConseil.fr, Doctrine était accusée à ses débuts d’abuser du « web scrapping agressif », c’est-à-dire l’utilisation de robots logiciels pour extraire automatiquement le contenu d’autres sites web, « parfois au mépris des conditions d’utilisation ou de la charge serveur imposée aux sites institutionnels ». La situation se serait aujourd’hui normalisée.
Avec ce partenariat, « on disculpe médiatiquement un acteur qui continue à diffuser des données volées, et on le recommande aux fonctionnaires de l’État », estime Denis Berthault, regrettant que la justice n’ait pas demandé à l’entreprise de supprimer ces données.
Le gouvernement se défend
Le « contentieux commercial fait partie de la vie des entreprises à succès », « et nous comprenons que la croissance de Doctrine puisse susciter de l’inconfort », a réagi l’entreprise. « La procédure judiciaire a été clôturée », répond de son côté le ministère de la Fonction publique, assurant que le « respect strict des règles de la commande publique s’appliquera à toute mise en œuvre future ».
Mais pour Fabien Girard, le partenariat est de mauvais augure pour de futurs appels d’offres. « Vous imaginez la puissance du postulant (Doctrine) étant donné qu’il a une lettre d’intention ? », interroge-t-il.
L’entreprise pourrait bénéficier « d’informations privilégiées » à la faveur de ce partenariat, mais « tout contrat qui fait plus de 100 000 euros doit passer par un appel d’offres » pour être conforme à la loi, assure une source interne chez Lefebvre-Dalloz, sous couvert de l’anonymat.
Pavillon américain
Elle estime « choquant qu’on fasse confiance à une entreprise dont la majorité de l’actionnariat est détenue par un fonds américain quand on prône la souveraineté », et évoque des « risques de ventes à d’autres fonds » étrangers.
Créé en 2016, Doctrine.fr a connu une forte croissance et a levé 10 millions d’euros en juin 2018 auprès du fonds Otium Venture et de Xavier Niel, le patron d’Iliad, maison mère de Free. En 2023, Forseti, la société exploitante de Doctrine.fr, a annoncé être passé sous le contrôle du fonds d’investissement américain Summit Partners, basé à Boston, qui revendique 45 milliards de dollars d’actifs sous gestion dans le monde.
Il déclare être présent au capital de « 550 entreprises », notamment dans les domaines de la technologie et de la santé, et compte parmi les plus connues l’américain Uber et le français Veepee (ex-Ventes privées.com).
Mais « notre actionnariat est européen : Summit Partners via son fonds européen, Peugeot Invest et les salariés de Doctrine qui ont souhaité investir au moment du rachat », fait valoir Doctrine qui se dit « fière de produire de l’IA juridique made in France ».












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