Madrid-Paris-Bruxelles. Après avoir jonglé avec les annulations d’Eurostar, Florence Pisani a fini par arriver dans la capitale européenne, camp de base des équipes de Candriam. Directrice de la recherche économique mondiale de cette société de gestion, elle revient d’Espagne avec une impression mitigée. Sur place, ses interlocuteurs lui ont fait part de la difficulté à se loger dans la région madrilène, tant les prix ont flambé sous la pression d’une immigration aisée venue d’Amérique latine. Au point de créer un décalage entre le ressenti de la population et les statistiques flatteuses de l’activité économique. Cette vitalité devrait se prolonger en 2026. Au-delà, rien n’est moins sûr.

"Le plan de relance NextGenEu [NDLR : des prêts et subventions de l’Union européenne consentis pendant la crise Covid] bénéficie surtout aux Etats du Sud et explique une partie de leur surperformance. Les PIB de l’Espagne et du Portugal devraient ainsi progresser de 2 % l’an prochain", estime Florence Pisani. Avant de nuancer : "C’est la dernière vague, car ce programme prend fin dans un an. Les économies des pays méditerranéens, dont la croissance a été en partie tirée par ces fonds européens, vont donc ralentir en 2027". En Italie, la fin du "superbonus", une subvention très généreuse à la rénovation énergétique des logements, pèse déjà sur l’investissement résidentiel. "Grâce à NextGenEU, la construction non résidentielle augmente encore un peu. Mais l’investissement en équipement des entreprises peine à repartir et la productivité, mesurée par le PIB par emploi, est au même niveau qu’en 2014 !", pointe l’économiste.

Un moteur allemand surestimé

Le relais viendra-t-il d’outre-Rhin ? En 2026, l’Europe, freinée par le choc des droits de douane américains, compte sur l’élan du plan d’investissement du chancelier Friedrich Merz. Un optimisme excessif ? "La stimulation budgétaire allemande met du temps à se concrétiser. Son effet d’entraînement sur le continent reste incertain, dans la mesure où une partie des fonds, notamment dans la défense, va profiter aux industriels américains, car les besoins en armes et drones sont pressants". Même à l’échelle de la seule Allemagne, l’accélération de la croissance du PIB tendra vers 1 % tout au plus, après des années de stagnation. Reste à savoir à quoi cet argent se destine. "L’impact ne sera pas le même s’il s’agit d’investir dans les infrastructures ou de financer des baisses d’impôts. Dans le premier cas, pour un euro de fonds levé, un euro est injecté dans l’économie. Dans le second, une partie du gain sera épargnée par les ménages".

Le plan allemand pourrait apporter un coup de pouce de 0,4 % au PIB de la zone euro, selon Candriam, en partie compensé par les restrictions budgétaires auxquelles doivent s’astreindre la France et l’Italie. Au total, la croissance du continent approcherait 1 % en 2026. Une langueur qui ne devrait pas inciter les entreprises à rattraper leur retard d’investissement. "Depuis dix ans, l’effort européen est deux à trois fois moindre qu’aux Etats-Unis", pointe Florence Pisani.

La Chine en embuscade

Cette faiblesse est mise à profit par Pékin. "Les Chinois gagnent des parts de marché en Europe, dans la chimie et les véhicules électriques, au détriment de l’Allemagne notamment. Ils ont trouvé des portes d’entrée dans les infrastructures portuaires grecques et le textile en Italie. Ils installent des usines automobiles en Espagne. Autant de têtes de pont pour déverser leurs marchandises sur le marché européen". Une stratégie payante puisque la réponse, en face, est timorée. "Les Etats-Unis, le Canada ou encore la Turquie n’hésitent pas à imposer des droits de douane de 100 % sur les véhicules électriques chinois. L’Europe, elle, a appliqué des taxes allant de 10 à 35 % selon les constructeurs. La compétitivité de nos entreprises en pâtit."

Doit-on durcir le ton ? "Bruxelles prendrait le risque de se voir fermer l’accès aux terres rares, dont beaucoup de chaînes d’approvisionnement dépendent, reconnaît Florence Pisani. Il nous faut surtout repenser ces dernières, pour bâtir une industrie plus autonome". Un travail de longue haleine, surtout quand chacun défend ses intérêts et protège son industrie nationale. Des divisions qui nous rendent vulnérables.

Rassembler pour mieux régner

Plusieurs courants s’affrontent aussi autour de l’idée d’un emprunt collectif européen. Florence Pisani compte parmi ses partisans. "Cette capacité budgétaire redonnerait des marges de manœuvre aux Etats les plus endettés", avance-t-elle, jugeant par ailleurs "absurde" le seuil de 60 % de dette publique sur PIB, l’un des fameux critères des Maastricht : "Il ne répond à aucune logique macroéconomique. Les Pays-Bas – dont la dette publique est inférieure à 50 % du PIB – viennent d’être rappelés à l’ordre par la Commission européenne car leurs dépenses publiques nettes étaient censées trop augmenter en 2026. L’Allemagne, elle, est contrainte d’annoncer qu’elle réduira les siennes dès 2027. Même les pays les plus vertueux sont en permanence obligés de 'tordre' la réalité pour donner l’impression de respecter les règles ! Ne vaudrait-il pas mieux encourager les Etats, en particulier ceux qui en ont la latitude, à investir davantage aujourd’hui plutôt que d’avoir à supporter demain les coûts d’un sous-investissement dans leurs infrastructures matérielles ou sociales, l’éducation en particulier ?"

Créer un grand marché obligataire européen aurait d’autres vertus : celles de mieux mobiliser l’épargne des Européens, en réduire le coût et attirer des fonds internationaux. Un projet qui "implique des abandons de souveraineté auxquels certains pays se refusent", admet l’experte.

Une bataille après l’autre

Pour l’heure, l’Europe avance à petits pas. "Un accord a enfin été trouvé pour harmoniser les législations sur les faillites des 27 pays de l’UE. Mais il faudra sans doute encore trois ans avant qu’il ne soit transposé en droit national par chaque Etat." Une brique pourtant fondamentale dans la construction d’une union de l’épargne et des investissements, le nouveau nom, en jargon bruxellois, de l’union des marchés de capitaux. Cette initiative, dont on parle depuis tant d’années, "a très peu progressé", constate Florence Pisani.

Quant au bas de laine des Européens, convoité de toutes parts, il n’a jamais été aussi rondelet hors crise sanitaire : 15,4 % du revenu disponible des ménages à mi-2025. L’effet miroir de leur faible moral. "La confiance n’est pas revenue à son niveau d’avant-Covid. Or, dans l’environnement politique actuel, très fragmenté partout en Europe, il est difficile d’espérer un rebond."