Grand entretien. Auteur d’une remarquable biographie de Staline, ce professeur américain spécialiste de la Russie voit dans les rêves de grandeur de l’ancien tyran rouge et de l’actuel président russe les mêmes faiblesses. Il en est certain : "Le poutinisme va finir par s’auto-détruire."
Publié le 06/12/2025 à 07:45

Le président russe Vladimir Poutine rencontre les membres des médias après s'être adressé aux participants du forum d'investissement VTB "Russia Calling !" à Moscou, le 2 décembre 2025.
AFP
"Choisir ses victimes, préparer minutieusement ses plans, assouvir une vengeance implacable puis aller se coucher… Il n’est rien de plus doux au monde", disait Joseph Staline. Dans Joseph Stalin and the Art of Tyranny : One of History’s Most Feared Dictators (Frontline, 2025), William Nester, professeur au département de sciences politiques de l’université St. John’s à New York, explore la face la plus sombre de l’ancien tyran rouge, au sadisme aigu : "Il évitait d’assister aux séances de torture ou aux exécutions, mais il prenait un malin plaisir à entendre les récits de ses sbires sur les derniers instants de leurs victimes." Une plongée fascinante dans la dérive autoritaire et sanglante d’un homme décrit comme un travailleur acharné, dont les politiques ont causé la mort de millions de personnes, tuées par balles, famine, maladie ou travail forcé jusqu’à l’épuisement. Des méthodes qui ont inspiré d’autres dictateurs après lui. Un bourreau qui, malgré ce sinistre bilan, opère un retour en grâce dans la Russie du XXIe siècle.
Si Vladimir Poutine n’est pas un tyran au sens strict du terme, l’auteur de Putin’s Virtual War (Frontline, non traduit, 2020) estime que le parcours de Staline offre une grille de lecture du fonctionnement de l’actuel dirigeant russe. Deux hommes dont les obsessions expansionnistes ont pris le dessus sur les compétences économiques, quitte à conduire leur pays dans l’impasse. "Poutine aurait pu être un nouveau Pierre le Grand : il aurait pu ouvrir la Russie à l’Occident. Au lieu de cela, il l’a refermée", observe William Nester. Celui qui a signé plusieurs biographies de dirigeants politiques nous a accordé un entretien où vous croiserez également Kim Jong-un, Léon Trotski, Adolf Hitler ou encore Ivan le Terrible.
L’Express : Dans votre ouvrage, vous présentez Joseph Staline comme sadique, cruel, colérique ou encore jaloux, mais n’est-ce pas sa profonde paranoïa qui offre la véritable clé de lecture du personnage ?
William Nester : Il n’existe pas, à proprement parler, un seul trait déterminant : c’est l’interaction d’une demi-douzaine de caractéristiques qui explique sa trajectoire. Mais sa paranoïa est incontestablement un élément essentiel pour comprendre comment des millions de personnes ont pu être envoyées dans des camps de travail ou conduites à la mort. Comme je le rappelle souvent, Lénine a commencé les exécutions et les emprisonnements de masse, mais il avait davantage confiance en lui. On ne décèle pas chez lui la paranoïa profonde qui caractérise si nettement Staline, même si, au fond, il ne s’agit que d’une différence de degré. Pour prendre le pouvoir ou mener une révolution, une certaine paranoïa peut d’ailleurs constituer un atout, si tel est l’objectif recherché. Cela peut fonctionner jusqu’au moment où cela devient outrancier. Lénine, lui, n’était pas aussi paranoïaque : il accordait plus volontiers sa confiance et privilégiait une forme de direction collective au sommet. Il avait suffisamment foi en son charisme et en son intelligence pour penser qu’ils suffiraient à faire la différence. Il pouvait tolérer la dissidence, accepter que d’autres s’opposent à lui et, en réalité, cela ne le dérangeait pas. Staline, au contraire, voulait s’entourer exclusivement de collaborateurs dociles, de "yes men" prêts à se conformer sans discuter.
Vous montrez que, dans son ascension vers le pouvoir, Staline a souvent employé une stratégie de fausse modestie : il poussait d’abord ses proches à réclamer publiquement qu’on lui accorde davantage d’autorité, puis feignait de refuser ces demandes pour rassurer… avant de s’approprier effectivement ce pouvoir par la suite.
Staline était un politicien brillant capable de rester en retrait au bon moment, de feindre, ou même de s’aligner sur le consensus, tout en glissant subtilement des remarques qui pouvaient faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre, le tout en donnant l’impression de jouer collectif. J’emploie souvent cette image : celle d’un crocodile immobile sur une berge, qui attend qu’une proie s’approche. Pour une gazelle ou n’importe quel autre animal, il ressemble à une simple bûche. Staline, c’était cela : il attendait son moment. La patience faisait d’ailleurs partie de ses qualités essentielles. Il pouvait brûler de vengeance, mais il savait attendre le moment opportun. C’était un politicien d’une grande dextérité, maniant habilement les différentes factions. Après la mort de Lénine, durant cinq années, il est parvenu à rallier la majorité des bolcheviks contre Trotski. Et, une fois Trotski éliminé, il a retourné ses propres alliés — non pas grâce à sa seule position de secrétaire général, puisque le Parti était déjà rempli de ses fidèles — mais en les dressant successivement contre Kamenev, Zinoviev, Boukharine et d’autres bolcheviks pourtant brillants, parfois même perçus comme plus intelligents que lui. Il était, en ce sens, un politicien supérieur.
Peut-on complètement comprendre la tyrannie stalinienne sans prendre en compte l’influence culturelle de la Géorgie, sa terre natale ?
C’est une excellente question. Je ne connais pas intimement la culture géorgienne mais ce que j’en ai lu renvoie à une société souvent décrite comme clanique, presque tribale, où l’honneur et la vengeance occupent une place importante. Cela a très certainement façonné l’éducation de Staline. Par ailleurs, la Géorgie se trouvait en périphérie de l’Empire russe et était, dans une certaine mesure, méprisée par Moscou. Donc il a été à la fois nourri dans cette culture, qui a pu lui donner des qualités déterminantes pour son succès futur : ce sens de la méfiance, l’idée qu’il ne faut faire confiance à personne, garder ses ennemis proches, mais garder ses amis encore plus près, au cas où ils pourraient vous trahir d’une manière ou d’une autre. On sait également qu’il conservait un léger accent géorgien. De ce qu’on en sait, il ne l’a jamais complètement perdu, même s’il a essayé de s’en éloigner. C’est un point important : le communisme se veut un idéal international, censé transcender les nationalités. Cela constituait pour lui une motivation supplémentaire pour s’éloigner de la Géorgie, cette périphérie de l’Empire, et rejoindre le cœur du pouvoir, là où la culture, l’influence et la lumière se concentraient réellement.
“
Kim Jong-un, lui, est un véritable stalinien à l’ancienne
”
Staline était un tyran sur le plan politique mais plutôt un amateur sur le plan amoureux… "Ce n’était pas un séducteur. Il était maladroit, timide avec les femmes attirantes", écrivez-vous.
Un homme aussi brutal ne pouvait guère être un grand amant… Ni lui, ni Hitler, d’ailleurs. Les femmes n’occupaient une place centrale pour aucun des deux. Ils étaient plutôt timides en leur présence et avaient leurs propres insécurités. Hitler était assez courtois avec la gent féminine et très poli, et il aimait être entouré de belles femmes. Mais il manquait de confiance pour s’engager véritablement : on ne lui connaît que quelques compagnes avant, bien sûr, Eva Braun à la fin de sa vie.
Quant à Staline, il s’est marié deux fois, a eu plusieurs enfants et a peut-être entretenu des relations, des liaisons ou fréquenté des prostituées mais nous n’en avons pas une certitude absolue. Quoi qu’il en soit, les femmes n’ont jamais été au cœur de leur vie, contrairement, par exemple, à un Metternich, un Talleyrand ou un Hamilton, qui leur vouaient un véritable culte.
Joseph Staline et Adolf Hitler partagent, expliquez-vous, un fort narcissisme nourri par un profond complexe d’infériorité, une quête de grandeur personnelle, et une paranoïa chronique et une haine envers ceux qu’ils perçoivent comme plus brillants ou charismatiques. "Chacun radicalise une idéologie existante : Hitler transforme le fascisme en nazisme, Staline développe le léninisme en stalinisme", écrivez-vous. Mais vous insistez aussi sur les différences entre les deux tyrans, notamment dans leur style de commandement et leur manière d’exercer le pouvoir.
Staline était un bourreau de travail, il n’y a aucun doute là-dessus. Hitler, lui, ne l’était pas. Il commençait tard le matin et, dès le milieu de l’après-midi, il était prêt à passer à autre chose. Staline, lui, était control freak, un micro-manager là où Hitler déléguait davantage. Au passage, ses assistants se plaignaient souvent qu’il était difficile de maintenir son attention, car il avait une multitude d’idées et passait sans cesse de l’une à l’autre. La guerre, bien sûr, l’a obligé à se recentrer et à être plus discipliné. Une fois les victoires faciles terminées, il a effectivement passé de longues heures dans la Tanière du Loup, à Rastenburg. Staline, lui, a toujours été un travailleur acharné. Pratiquement tous ses collègues l’ont souligné : il était déterminé à accomplir tout ce qu’il entreprenait. Quelle que soit la tâche qui lui était confiée, alors qu’il gravissait les échelons après la prise de pouvoir lors de la révolution, il l’exécutait méticuleusement.
La période des Grandes Purges que vous décrivez est terrifiante. Staline était entouré de bourreaux qui n’avaient rien à envier aux dignitaires nazis. Le plus sadique d’entre eux, Lavrenti Beria — le "Himmler" russe — a fait exécuter plus de 400 hauts responsables en quelques semaines. Pouvez-vous nous en dire davantage ?
Il y a eu, au fil du temps, plusieurs responsables chargés de mettre en œuvre les purges, et Beria fut le dernier d’entre eux, tout en devenant le chef des services de renseignement. Lorsque l’on lit leur histoire, chacun apparaît profondément malfaisant, chacun ayant sa propre étrangeté. Beria, lui, a survécu à Staline. Il a intégré la direction collective aux côtés de Khrouchtchev, Boulganine et d’autres après la mort du dictateur. Mais tous redoutaient Beria plus que quiconque, car ils savaient que ses mains étaient les plus couvertes de sang. Ils ont fini par s’unir pour le faire arrêter et exécuter. Lorsqu’on parle de l’Allemagne nazie et des lieutenants les plus diaboliques de Hitler, on pense à Himmler, Heydrich et d’autres. Les Soviétiques avaient leurs équivalents, mais vous le notez, leurs noms restent bien moins connus du grand public : même des personnes très familières de la Seconde Guerre mondiale ne les identifient pas aussi aisément que ceux du cercle de Hitler.
“
Sous le communisme, ils ont assassiné tous les entrepreneurs. Sous le poutinisme, ils fuient tous vers l’Ouest
”
Les Allemands ont fait face à leur passé avec Hitler. Staline, en revanche, demeure populaire auprès d’une large partie de la population russe. La propagande de Poutine elle-même s’appuie sur le culte de Staline pour justifier sa haine de l’Occident. En quoi le stalinisme, et la tyrannie qui l’a marqué, constitue-t-il une clé de compréhension du poutinisme ?
D’abord, permettez-moi de rappeler ce qu’est un tyran : c’est quelqu’un qui prend et conserve un contrôle total sur un groupe. Ce groupe peut être réduit, une famille, ou immense, comme un empire. Et il convient de distinguer totalitaire et autoritaire. Totalitaire signifie par définition pouvoir total. C’est donc une forme de tyrannie, qu’elle soit collective ou exercée par un seul homme, comme sous Staline. Pour ce qui est de Poutine, je ne le décrirais pas comme un tyran. C’est un dirigeant autoritaire. Il admire de toute évidence Staline et aspirerait certainement à avoir autant de pouvoir tant ce dernier a maîtrisé l’art de la tyrannie : il a pris le pouvoir, l’a conservé et en est mort dans son lit. Poutine, lui, est au pouvoir depuis plus de vingt-cinq ans, et il semble bien décidé à y rester jusqu’à sa mort. C’est donc clairement un dictateur.
Cela dit, comme je l’explique dans le livre, il y a cinquante nuances de gris entre l’anarchie et le totalitarisme. Poutine apparaît solidement installé, mais la Russie n’est pas dépourvue de groupes d’intérêts qui s’affrontent, ni de personnalités en concurrence. La politique n’y est pas complètement morte. Elle existe sous un système autoritaire, mais elle existe quand même, même si de façon très limitée par rapport à une démocratie libérale. En revanche, le dirigeant nord-coréen Kim Jong-un, lui, est un véritable stalinien à l’ancienne, tout comme l’ont été son père et son grand-père avant lui. Je ne vois aujourd’hui personne d’autre dans le monde qui dispose d’un pouvoir comparable, qui soit aussi sadique et dont les politiques communistes aient provoqué des famines.
Quel regard Staline porterait-il sur la présidence Poutine ?
J’imagine qu’il éprouverait une certaine admiration, car Poutine perpétue cette idée de grande Russie que Staline recherchait clairement. Il se dirait sans doute que Poutine tente de reconstruire la Russie après l’effondrement des années 1990. Même si, à long terme, il est peut-être en train de fragiliser la Russie : il suffit de regarder la situation économique, la guerre en Ukraine qu’il gagnera ou non, et l’isolement international. Vous voyez, je fais toujours une distinction entre Pierre le Grand et Ivan le Terrible. Pierre le Grand était un réaliste, qui était lui-même un tyran à sa manière — un tyran prémoderne — mais qui, en même temps, a cherché à ouvrir la Russie à l’Occident, notamment en construisant Saint-Pétersbourg sur la Baltique. Il a ensuite voyagé en Europe du Nord pendant plusieurs années. Un homme de terrain qui visitait des chantiers navals, parlait à des scientifiques, des ingénieurs, des artistes. Il tentait de faire passer la Russie d’une société tournée vers l’Asie à une puissance intégrée à l’équilibre européen. Et, dans une large mesure, il a réussi. Ivan le Terrible, lui, représentait, en un sens, un despote à l’ancienne. Poutine aurait pu être un nouveau Pierre le Grand : il aurait pu ouvrir la Russie à l’Occident, mais cela aurait peut-être menacé son pouvoir. Au lieu de cela, il l’a refermée.
Depuis Pierre le Grand, la Russie est tiraillée entre slavophiles et occidentalistes. Et Poutine semble être le dernier dirigeant slavophile, cherchant à tailler un empire et à l’étendre, notamment par l’Ukraine et la Biélorussie, en restaurant l’empire soviétique à son apogée. Il utilise un impérialisme classique, très manifeste. Cela pourrait, à long terme, affaiblir la Russie. C’est une des raisons d’ailleurs pour lesquelles l’Union soviétique s’est effondrée : elle était trop étendue militairement et ne réinvestissait pas dans son économie, ni ne la diversifiait. C’est le cas de la Russie actuelle. En dehors du secteur de l’armement, son économie n’est pas très diversifiée. Et c’est pourtant la clé : plus une économie est diversifiée et dynamique, mieux elle se porte. Cela crée un cercle vertueux : plus de stabilité politique, plus d’ouverture économique, plus de croissance. Poutine ne semble pas comprendre cela. C’est une conception du pouvoir qui reste profondément archaïque.
Au vu de l’état actuel de l’économie russe, notamment depuis la guerre en Ukraine, et de la catastrophe qu’a représentée la collectivisation agricole sous Staline, il semble que tous deux aient laissé leurs obsessions l’emporter sur leurs compétences économiques.
Oui ! Sous le communisme, ils ont assassiné tous les entrepreneurs. Sous le poutinisme, ils fuient tous vers l’Ouest. Et dans les deux cas, le système se vide et finit par s’autodétruire. Et encore une fois, le stalinisme n’est qu’une forme de communisme. Les communistes n’ont jamais compris comment fonctionnait l’économie. Leur analyse est certes pertinente pour critiquer les débuts de la révolution industrielle. Mais grâce aux réformes en Europe, aux Etats-Unis, au Japon et ailleurs, ces pays sont devenus des sociétés de classe moyenne. Elles ont réussi, par des réformes, à dépasser les excès de la révolution industrielle. Les communistes n’ont jamais saisi cela. Et Poutine non plus. Une fois de plus, ils restent enfermés dans une mentalité marxiste du XIXᵉ siècle.

il y a 1 hour
1











English (US) ·