Que faire de nos déchets les plus toxiques et dangereux ? Au cours du XXe siècle, une des réponses a été de les jeter dans l’océan. Celui-ci a servi de décharge pour des déchets industriels, des matériaux radioactifs, des fluides de forage, des explosifs… De nombreux barils ont été entreposés sur les fonds marins, sans aucun égard pour les risques environnementaux. Ce problème a réémergé de façon vive en 2020, quand la journaliste Rosanna Xia a raconté dans une enquête parue dans le Los Angeles Times comment une équipe de chercheurs de l’université de Californie à Santa Barbara, équipée d’un robot d’exploration, initialement à la recherche de sources de méthane, a retrouvé, à près de 1 000 mètres de profondeur, une de ces décharges au large de Los Angeles. Les images ont révélé des fûts métalliques, qui, après plus de cinquante ans stockés sur le fond marin, étaient parfois en mauvais état, fortement corrodés. De quoi s’interroger sur les risques pour l’environnement et la santé. Il faut dire qu’aujourd’hui, le contenu précis des fûts n’est plus connu et leur accès est difficile. Cependant, l’équipe de Johanna Gutleben, de l’institut Scripps d’océanographie, vient de fournir un indice sur le contenu de certains barils, entourés au sol d’un étrange « halo blanc ».
Lors des révélations de 2020, le DDT, un insecticide massivement utilisé au XXe siècle dans l’agriculture et dans la prévention de certaines maladies propagées par des insectes, avait été vite suspecté comme la cause de la formation de ces halos. Il faut dire que le DDT a une longue histoire dans la baie au large de Los Angeles. La firme industrielle californienne Montrose a produit de l’ordre de 800 000 tonnes de DDT entre 1947 et 1982. Ses déchets, contaminés avec le pesticide, étaient d’abord rejetés dans les égouts puis largués de façon légale en mer, soit directement soit dans des barils (percés pour s’assurer qu’ils couleraient jusqu’au fond)…
Au milieu des années 1980, alors que les effets délétères sur l’environnement et la santé du DDT étaient bien établis depuis quelques décennies, Allan Chartrand, scientifique auprès du comité sur la qualité de l’eau pour l’État de la Californie, s’est inquiété de la quantité de ce pesticide reposant au large de Los Angeles. Il a estimé que Montrose avait rejeté en mer près de 2 000 barils de produits contaminés au DDT par mois, et cela sur une période allant de 1947 à 1961… soit probablement un total de plus de 300 000 barils.
Cependant le lien entre le DDT et les halos blancs restait à établir. Et lorsque Johanna Gutleben et ses collègues ont réalisé des prélèvements, ils ont été surpris par le résultat. Si le DDT est bien détecté dans des concentrations importantes, sa concentration n’augmente pas quand on s’approche des barils. Cela suggère que le DDT a bien diffusé dans toute la zone, comme on pouvait malheureusement s’y attendre. Mais il n’est pas responsable des halos.
Les prélèvements de sédiments ont montré qu’il y avait, autour des barils, formation de brucite (ou hydroxyde de magnésium), un minéral qui se forme dans un milieu à pH élevé. Et les échantillons pris dans le halo, où le pH est aussi élevé, sont, eux, enrichis en calcite (carbonate de calcium). Les chercheurs suggèrent que les barils avec halos contiennent des fluides alcalins qui, en s’échappant, réagissent avec le magnésium présent dans l’eau de mer, formant de la brucite dans les sédiments. Celle-ci se serait ensuite progressivement dissoute, maintenant localement un pH élevé et provoquant la précipitation de carbonate de calcium qui compose le halo blanc.
Ces barils ont transformé leur environnement proche, le rendant impropre à presque toute forme de vie. Seules des espèces extrêmophiles résistantes aux milieux alcalins sont adaptées, à l’instar de ce qu’on observe près des sources hydrothermales.
De nombreuses questions restent cependant sans réponses : combien y a-t-il de ces barils avec halo (et sans halo) et quel est leur impact global sur le milieu au large de Los Angeles ? Enfin, quelle est la nature précise du contenu de ces fûts ? Les fabricants de DDT ont rejeté des déchets alcalins contaminés, mais cela pourrait être aussi bien autre chose comme de la soude caustique. Le responsable de l’équipe, Paul Jensen, était d’ailleurs surpris que la réponse à cette énigme soit des déchets alcalins : il pensait que de tels fluides se seraient assez vite dissipés dans l’eau de mer. Or, cinquante ans après avoir été entreposés au fond de l’océan, ils constituent toujours une source de pollution active, comme en atteste le pH élevé à proximité des fûts.
Les États-Unis ne sont pas les seuls à avoir disposé de leurs déchets en mer. En juin dernier, le CNRS, l’Ifremer et d’autres partenaires ont lancé la mission Nodssum, codirigée par Javier Escartín, du laboratoire de géologie de l’ENS à Paris, et par Patrick Chardon, du laboratoire de physique Clermont-Auvergne, afin de cartographier les plus de 200 000 fûts remplis de déchets radioactifs jetés dans la plaine abyssale de l’Atlantique Nord-Est, dans les eaux internationales à 1 000 kilomètres au sud-ouest de Brest. Plusieurs pays européens ont ainsi géré leurs déchets issus des centrales nucléaires de 1946 à 1982 (la convention de Londres signée en 1996 a définitivement interdit cette pratique). Les photos révèlent des fûts en bon état et d’autres très dégradés. « Les premières mesures réalisées à distance des fûts révèlent un faible niveau de radioactivité, proche du bruit de fond environnemental, indiquent les deux scientifiques. Pour confirmer ces résultats préliminaires, la prochaine campagne, Nodssum-2, obtiendra des relevés plus précis en s’approchant des fûts. »
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