Sa boutique en haut de la Montagne Sainte-Geneviève, à Paris (14, rue Descartes, Ve arrondissement), ferait tourner casaque au frexiteur le plus endurci ! Sitôt franchi le seuil, l’euroscepticisme le plus tenace fond devant ces rayonnages garnis de sauces à frites bruxelloises, de moutardes douces à l’orange de Bavière, de miels naturels catalans, de bonbons irlandais… Le maître des lieux, Gabriel Bouchaud, est intarissable sur l’histoire de ses produits. Ce diplômé en histoire moderne et géopolitique (son sujet de master portait sur la politique internationale du duc de Savoie), ancien journaliste idées du Point, a ouvert Le Comptoir Gastronomique Européen en 2024. Sans surprise, on n’y trouvera pas de "Dubaï chocolate" ! Rencontre érudite et gourmande.
L’Express : Comment un journaliste spécialisé dans les idées en vient à quitter son job pour ouvrir un magasin d’alimentation européen à Paris ?
Gabriel Bouchaud : Beaucoup de raisons très différentes, mais j’avais envie de trouver le moyen de combiner une de mes passions, la bonne chère, avec la possibilité de faire une petite différence positive dans la vie des gens. Il existe dans la presse un biais de négativité consubstantiel à son modèle économique : pour paraphraser Steven Pinker, personne n’a envie de lire un article sur les dizaines de milliers d’avions qui atteignent leurs destinations sans encombre jour après jour. Avoir une boutique comme la mienne, c’est presque créer un biais de positivité dans la vie des gens. N’importe qui passera une moins mauvaise journée après avoir dégusté une bouteille de vin rare ou une sauce de qualité !
L’alimentation est-elle une autre manière d’assouvir votre passion pour la géopolitique?
Totalement. Et pour l’histoire aussi d’ailleurs ! Un exemple de cela : on vient régulièrement me demander pourquoi je vends du halva, qu’on voit comme un mets levantin par excellence. Mais le nom est perse, et les Grecs en fabriquent depuis toujours, ils en mangent pendant le carême. Regarder n’importe quelle préparation culinaire, se pencher sur n’importe quelle recette, c’est voir la complexité des échanges humains, commerciaux, mais aussi parfois la compétition entre les cultures et les nations.
Sur quels critères sélectionnez-vous vos produits ?
C’est relativement simple : il faut que ça ait été fabriqué en Europe, et que ce soit bon. Je ne me limite pas aux produits de terroir, à la recherche d’une illusoire "vraie cuisine européenne", parce que la cuisine en Europe a depuis longtemps été transformée par ses explorateurs, ses diasporas et l’immigration depuis ses anciennes colonies. C’est comme ça que mon best-seller est une huile pimentée fabriquée à Dublin à partir d’une recette japonaise, le rāyu. Idéalement, il faut que les étiquettes soient jolies, mais ce n’est pas une condition sine qua non !
Si vous deviez choisir trois produits en vente dans votre boutique qui racontent d’une certaine façon l’Europe. Par lequel commenceriez-vous ?
Je commencerai par ce paquet de chips espagnoles de chez Sarriegui, une marque du Pays basque espagnol, au piment d’Espelette. Sans la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb, et ce qu’on a appelé l’échange colombien, ce produit n’aurait pas existé. L’Europe a exporté la grippe, la tuberculose, le savoir-faire métallurgique et tout un tas de personnes prêtes à risquer leurs vies pour explorer le "Nouveau Monde". Et elle a rapporté, entre autres, les pommes de terre, les tomates, le piment et le poivron. Les chips, un produit que tout le monde connaît, racontent la complexité des échanges entre l’Europe et l’Amérique. Elles ont d’ailleurs été inventées dans un restaurant aux Etats-Unis, après qu’un client a trouvé les frites qu’on lui servait trop épaisses. Aujourd’hui, ce sont pourtant les Britanniques et les Espagnols qui dominent le marché en termes de qualité. Toute la gastronomie fonctionne de la même manière, le fruit d’échanges, d’inventions faites à un endroit et sublimées ailleurs.
Ensuite, vous avez sélectionné un paquet de Gianduiotti de la marque Baratti & Milano. Pourquoi ?
Ces petits chocolats de forme triangulaire ont fait leur apparition au début du XIXe siècle. Napoléon impose alors un blocus continental pour assécher les revenus commerciaux de la Grande-Bretagne. Le chocolat arrive difficilement en Europe, il devient une denrée rare. A Turin, l’industrie chocolatière a l’idée de mélanger le chocolat à de la poudre de noisette. Ainsi naissent les Gianduiotti, servis dans des cafés comme Baratti & Milano, qui a produit ceux que j’ai en boutique. Pour faire un raccourci qui fera hurler beaucoup d’historiens, c’est à Napoléon que l’on doit le Nutella, un produit inspiré des Gianduiotti turinois.
Quelle est donc cette sauce que vous avez également retenue ?
Cette sauce piquante de la marque Kaunas vient de la deuxième ville de Lituanie. Cette provenance peut surprendre à première vue, la gastronomie lituanienne n’étant pas connue pour son caractère épicé. La sauce Kaunas contient de la mangue, un fruit venant d’Inde, de l’argousier d’Europe de l’Est et de habanero du Mexique. Ce produit n’existerait pas sans la mondialisation, les routes de la soie et l’échange colombien. Rattaché géographiquement à un pays relativement enclavé en Europe, la Lituanie, il est au croisement de différentes influences. C’est un concentré de l’Europe, et par là du monde.
Les sauces, c’est votre péché mignon ?
C’est un domaine où les Européens sont très innovants. Je pense par exemple à cette marque bruxelloise, Brussels Ketjep, créée il y a dix ans. Ils ont totalement déringardisé les sauces à frites. J’aime beaucoup le design de leurs bouteilles. C’est de bien meilleure qualité que Heinz ! J’apprécie aussi la sauce Sriracha de la marque de street food coréenne Chimac, installée à Dublin. Dans cette ville, White Mausu produit également une excellente huile pimentée.
Quels pays européens ont fait le plus de progrès sur le plan culinaire, selon vous ?
Je vais exprimer une opinion impopulaire, mais je trouve que le Royaume-Uni a fait d’énormes progrès. Ma grand-mère vivait à Londres et mes parents ont enseigné à Cambridge. J’ai passé beaucoup de mes vacances outre-Manche. Depuis ce temps-là, on y mange beaucoup mieux. La qualité du repas moyen est en nette amélioration, même si je crois que le Brexit ne va pas faire du bien sur ce front-là non plus…
Où cuisine-t-on encore le plus ?
En Italie, c’est un trait culturel. Savoir cuisiner relève d’une caractéristique identitaire. La cuisine italienne est une cuisine de pauvres. Les produits, comme les tomates pelées, sont adaptés. Contrairement à la française qui s’est développée par le biais de la cour et les restaurants. La gastronomie représente chez nous un enjeu de différenciation. Même nos sauces les plus basiques, les sauces mères d’Auguste Escoffier, sont relativement complexes à préparer. Faire une hollandaise c’est quand même plus compliqué que préparer une carbonara !
Les Européens s’intéressent-ils aux recettes de leurs voisins ? Se font-ils des emprunts entre eux ? Ou bien est-ce chacun chez soi ?
Cela dépend des pays. Quand les Italiens tombent sur un post de Giallozafferano sur Instagram où on voit préparer une carbonara à base de butternut, beaucoup d’entre eux fondent un plomb ! Pour eux, ce n’est pas une carbonara, ils se perdent sur l’appellation des choses plutôt que sur la qualité intrinsèque des recettes. En Italie, on se braque pour ces choses-là. Savent-ils que la carbonara a été inventée par les GI’s américains en 1944 ? J’ai précisément ouvert ma boutique pour lutter contre ce côté identitaire. A titre personnel, je prépare ma sauce à l’amatriciana avec du fuet catalan ! La carbonade flamande avec du lard de colonnata, ça marche bien. Je pratique un relativisme gastronomique.
Y a-t-il un trait culinaire commun à tous les peuples ?
Le plus petit dénominateur commun des Européens, c’est l’alcool. Il existe une Europe du vin et une Europe de la bière, même si on en trouve maintenant partout. Ce n’est pas forcément très étonnant d’ailleurs, certaines recettes de bières datent de 6 000 ans : on en buvait déjà dans l’Égypte antique et en Mésopotamie, c’est donc encore un emprunt européen à d’autres régions du monde ! Pourtant, il vaut mieux aller à Bruxelles qu’à Bagdad pour découvrir la bière… Le fromage se trouve également à peu près partout : c’est le meilleur moyen de conserver le lait qu’on ne consomme pas immédiatement.
Existe-t-il un goût spécifiquement européen ?
Y en a-t-il jamais eu un ? La cuisine dépend de la disponibilité des produits, et la gastronomie européenne a donc profondément changé avec la découverte des Amériques et la colonisation, puis avec la mondialisation. Le goût des Européens a évolué ces dix dernières années : ils mangent plus piquant.
Y a-t-il une Europe salée et une Europe sucrée ?
Le sucre est une rareté historique en Europe. La betterave sucrière est une invention napoléonienne suite au blocus continental. Je dirais quand même que l’Europe du Nord est plus portée sur le sucre.
Certaines divergences entre pays européens ont-elles des fondements culinaires ?
Je dirais que toute une partie de la rivalité franco-italienne est liée à la nourriture, en particulier aux fromages. Fourme d’Ambert ou Gorgonzola ? Parmesan ou Comté ? Dans ces compétitions, on trouve aussi la question de qui a inventé les frites, et au risque de me mettre à dos mes fournisseurs belges, il s’agit bien d’une invention parisienne… Même si les meilleures frites sont évidemment outre-quiévrain. Et puis la choucroute, spécialité alsacienne, c’est de la gastronomie française ? Ou allemande ?
Produit-on encore de bons miels naturels ? Si oui, où ?
Le bon miel, ça existe encore, mais c’est cher. J’en ai sourcé des excellents du Brabant, de Catalogne et de Thessalie : mais on en trouve aussi en France, par exemple en Ardèche, ou en Bavière. Il faut juste essayer d’éviter les miels trop transformés, les trop grosses productions.
Quelle est pour vous la meilleure huile d’olive ?
C’est dur à dire, parce qu’on trouve des huiles avec des parfums radicalement différents, avec plus ou moins d’ardence, une consistance plus ou moins sirupeuse… Ceci dit, certains mono cépages espagnols m’ont vraiment impressionné en termes de puissance. Je pense en particulier aux huiles de la marque andalouse Acanto, absolument extraordinaires.
En ce moment, vous mettez à l’honneur le panettone. Quelle est son histoire ? A quoi reconnaît-on un bon ?
C’est une invention milanaise, du XVe ou du XVIe siècle, fabriquée au moment des fêtes de Noël. Avec l’unification italienne, la recette s’est répandue un peu partout et beaucoup de régions se la sont appropriée, en particulier la Sicile. Le nom est marrant d’ailleurs, littéralement un "gros petit pain" ! Sans pouvoir le goûter avant de l’acheter, il vaut mieux viser les petites productions et accepter de mettre un peu le prix. Il existe aussi le Panettone World Championship qui a lieu tous les deux ans et qui peut donner des idées. En revanche, au niveau des prix c’est parfois un peu délirant… Le meilleur que j’aie jamais goûté est un panettone à la ricotta et aux noix de Biasetto.
Quels produits originaires d’Europe ont-ils le plus perdu en qualité ?
La moutarde ! On en a un peu perdu le goût. Je recommande la moutarde au curry khmer de La Plantation et la moutarde douce à l’orange de la Bavarian Sauce Company, avec de la viande et des frites, ou avec de la mortadelle dans un sandwich.
Que vous inspire l’engouement pour le "Dubaï chocolate" ?
Pour un Européen, manger du "Dubaï chocolate", c’est la décadence ! Le chocolat est un art européen. Là, on ne s’en soucie pas du tout. Nous cultivons d’excellentes pistaches en Europe, notamment en Sicile. Dans le "Dubaï chocolate", le seul élément dubaïote, c’est le kataifi. C’est un excès de gras, de tout !
Quelles alternatives suggérez-vous ?
Les cremini piémontais à la pistache, c’est quand même autre chose en termes de délicatesse.
Où en est la street food en Europe ? Peut-elle s’y développer davantage ?
Les principaux pays de gastronomie, comme la France et l’Italie, ont une culture du repas pris à table et du restaurant. De manière générale, les Européens accordent à la nourriture la place qui lui est due. Mais je pense aussi qu’on tend à ne pas qualifier de street food des plats qui le sont en fait complètement : une baguette jambon-beurre avec des cornichons, ce n’est pas beaucoup moins street food que des takoyaki ou un hot-dog…
Reste-t-il une Europe de l’alimentation à construire ?
Dans une large mesure, je dirais que l’Union européenne a déjà fait ce travail. La qualité moyenne de ce qu’on mange en Europe est largement meilleure qu’il y a vingt ans, en grande partie grâce au travail normatif et de régulation de l’UE. Pour ce qui est du culturel, je pense que tant que les Européens continueront de voyager et de s’intéresser à leurs voisins, l’émulation continuera de se faire, comme depuis toujours. Il faut simplement se méfier de la réification du patrimoine gastronomique. Aucune recette n’est tellement parfaite qu’elle ne saurait souffrir de variantes locales !
Pour finir, une recette à conseiller aux lecteurs de L’Express ?
Pour faire un concentré d’Europe en un repas je pense que le mieux c’est de faire un sandwich. Une baguette, de la moutarde allemande, de la scamorza fumée d’Italie, du jambon ibérique et un peu d’huile d’olive de Crète, c’est quand même assez génial !

il y a 3 hour
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