Pour célébrer les 20 ans de la création de l'Agence nationale de la recherche, ses responsables ont choisi un thème d'une grande actualité : la confiance dans la science, au cœur d'un colloque organisé le 11 décembre à la Bibliothèque nationale de France - François Mitterand, à Paris. Alors que les attaques contre la recherche se font toujours plus fortes, aux Etats-Unis de la part de l'administration Trump, ou sur les réseaux sociaux un peu partout dans le monde, il devient urgent de replacer la rationalité au centre de nos sociétés.
C'est tout le paradoxe de l'époque. Car au moment où, plus que jamais, nos scientifiques ont besoin de soutien, l'Etat, dans sa quête d'économies, pourrait être tenté de s'attaquer aussi au budget de la recherche - et de ne pas tenir les engagements pris dans le cadre de la Loi de programmation de 2020. Une solution de courte vue, plaide Claire Giry, la présidente directrice générale de l'Agence nationale de la recherche : "Il en va de notre capacité à affronter les grandes problématiques actuelles, du changement climatique à la fracture numérique, en passant par l’énergie, la santé, ou encore les questions économiques, et de souveraineté nationale". Entretien.
L'Express : Les élus prévoient de rogner sur le budget de la recherche. C’est forcément une mauvaise nouvelle, quand on est à la tête de la principale agence de financement du secteur…
Claire Giry : Ce que j’entends dans les échanges sur le Projet de loi de finances me rend assez inquiète, oui. Nous avons des soutiens forts chez les élus, même si tous ne défendent pas actuellement le budget de la recherche. Je pense que c’est une erreur face aux défis qui sont les nôtres. Les scientifiques ne vont pas souvent dans la rue, vous savez, mais ça n’est pas pour cela que leurs besoins ne sont pas de premier plan pour le pays. Il y a vraiment besoin d’une prise de conscience urgente : on ne peut pas se permettre de faire des à-coups avec le budget de la recherche.
L’ANR fait partie des institutions qui devraient voir leur financement baisser. Quelles en seraient les implications ?
Les institutions de recherche, les organismes et les universités paient les salaires des permanents, le fonctionnement des laboratoires, les fluides, les équipements... Mais c'est aussi grâce aux "projets" que la recherche se fait, c'est un des carburants essentiels du moteur. C’est là que s’exercent la liberté et la créativité des chercheurs. Le rôle de l’ANR est de financer ces projets, tout en s’assurant au préalable de leur qualité, grâce à l’évaluation rigoureuse de comités internationaux. Cette mission qui nous est confiée représente 20 à 30 % du financement disponible dans les laboratoires.
La loi de programmation de la recherche (LPR) prévoyait chaque année dans les nouveaux budgets une augmentation de 150 millions d’euros des crédits, de façon à pouvoir continuer à financer de nouveaux projets. C’est ce qui a été suivi jusqu’à l’an dernier. Nous pourrions comprendre une stabilisation dans le contexte des contraintes sur les finances publiques, mais notre inquiétude est qu’il y ait aujourd’hui un retour en arrière. C’est un mauvais signal. Cela reviendrait à couper petit à petit le financement de nouvelles recherches. Depuis 2022, nous finançons de l’ordre de 2 000 projets par an, avec un taux de sélection d’un projet sur quatre à un projet sur cinq. Une baisse du nombre de projets financés, ce sont des idées de grande qualité, importantes pour notre pays, qui ne verront pas le jour.
Les projets que l’on finance s’étalent sur cinq ans, avec des versements annualisés. C’est ce qui fait qu’après plusieurs années de croissance le besoin de financement est important. Mais c’était bien la volonté initiale que de soutenir dans la durée ces projets, tout en continuant à investir dans de nouveaux, ce n’est pas le signe qu’il faut ralentir, c’est le signe que le potentiel de recherche est bien là.
Comment se passent les discussions budgétaires ?
Le ministre soutient énormément le budget de la recherche, mais les discussions ne sont pas simples dans les choix de politiques publiques et dans les débats politiques.
N’y a-t-il pas des économies à faire sur le fonctionnement des institutions, et plus particulièrement de l’ANR ?
Notre budget de fonctionnement n’est que de quelques dizaines de millions d’euros sur le milliard que l’on reçoit chaque année. La totalité de notre budget d’intervention va directement dans les projets des scientifiques. Baisser notre budget revient à baisser le financement de la recherche. C’est d’ailleurs l’un des avantages du financement sur projet : l’argent part directement dans les laboratoires.
Ne fallait-il pas être plus prudent, dans l’allocation du budget, pour prévenir les volte-faces politiques de ce type ?
Notre mission est de financer des projets de recherche. Une ANR avec un budget faible, qui n’alloue pas toutes ses ressources, ne joue pas son rôle. La loi de programmation de la recherche a été conçue dans une logique de rattrapage des autres pays européens. L’idée à la création de l’agence, il y a vingt ans, c’était de rendre plus dynamique la recherche française. Avant la loi de programmation, nous financions environ 1 700 projets par an avec un taux de sélection de 18-19 %, et c’est en partie grâce à cette loi que nous avons progressé. Désormais, on finance 1 000 laboratoires de plus, plus de 150 doctorants, 550 postdoctorants et 350 ingénieurs et techniciens par an.
L’Agence est principalement axée sur la recherche "guidée par la curiosité" des chercheurs, non prescriptive. Il y a là un vivier de compétences sur des sujets très pointus, qui font progresser les connaissances, mais également très apprécié de l’industrie par exemple, et particulièrement utile en cas de situation d’urgence, comme durant le Covid-19, ou l’accident industriel de Lubrizol en 2019 à Rouen ou encore les sargasses aux Antilles. On ne sait pas de quelles compétences on aura besoin, c’est pour cela qu’il faut des laboratoires et former des jeunes chercheurs. C’est un capital essentiel qu’il serait dommage de fragiliser avec des fluctuations budgétaires, encore plus dans un contexte mondial de perte de confiance dans la science, et avec des défis majeurs. Il en va de notre capacité à affronter les grandes problématiques actuelles, du changement climatique à la fracture numérique, en passant par l’énergie, la santé, ou encore les questions économiques, et de souveraineté nationale.
Comment la France se situe-t-elle par rapport à l’étranger en termes de financement sur projet ?
Avec la LPR, nous sommes passés en France de 4 à 6 % de la Dirda (dépense intérieure de recherche et développement des administrations) consacrée à la recherche sur projets. La Suisse est à 16 %, les Pays-Bas à 20 %, l’Allemagne à 13 %. Même si nous avons progressé, nous sommes donc deux à trois fois en dessous de ces pays…
Est-ce suffisant pour rester compétitif ?
Nous avons une recherche de haut niveau, avec des laboratoires bien équipés, des universités attractives, des chercheurs qui attirent autour d’eux. La France dispose d’une bonne base pour faire des choses extraordinaires. Les dispositifs comme Choose France for Science, les recrutements de chercheurs par ces institutions, nous permettent d’attirer des candidatures de haut niveau. Mais effectivement, il faut aussi un investissement continu.
Combien de chercheurs sont arrivés avec Choose France for Science ?
Nous avons une centaine de candidats de très haut niveau, ce qui montre que la recherche française sait être attractive, et il ne faudra pas les décevoir. Les candidatures continuent à arriver, et il est trop tôt pour dire combien nous accueillerons in fine, les évaluations sont en cours. Mais 33 scientifiques vont déjà rejoindre les établissements français grâce au programme Choose France for Science, comme vient de l'annoncer le ministre.
C’est bien moins que nos voisins…
Certains pays n’ont pas fait le choix d’un dispositif centralisé comme le nôtre, soit pour ne pas afficher vis-à-vis des Etats-Unis une telle démarche, soit parce que leurs établissements le font directement, sans programme d’ensemble. Le Canada va lancer un fonds en mobilisant des moyens massifs. Il est vrai qu’ils ont un afflux plus important – c’est plus facile de quitter les Etats-Unis pour aller vivre au Canada qu’en Europe.
Comment se situe la France par rapport aux crédits européens ? Les chercheurs français arrivent-ils à les récupérer ?
C’est un élément sur lequel nous avons voulu insister dans notre contrat d’objectifs et de performance, que nous devons signer avec le ministre courant décembre. L'une de nos missions est de stimuler les équipes françaises pour aller chercher ces crédits européens. Aujourd’hui, nos chercheurs ne déposent pas assez de projets à cet échelon. Par contre, quand ils en soumettent, ils réussissent bien, avec de bons taux de succès.
Comment pouvez-vous améliorer cette situation ?
Nous avons plusieurs dispositifs. Par exemple, "Tremplin ERC" qui permet de financer les chercheurs bien évalués au niveau européen mais qui ne sont pas retenus faute de budget suffisant. Nous leur donnons 24 mois de financement pour améliorer leur dossier et candidater à nouveau. Cela fonctionne très bien, avec un taux de succès bien plus élevé. Sur les neuf lauréats de la dernière vague en sciences humaines et sociales pour l’ERC, quatre sont issus de notre dispositif. Ce sont des lauréats que la France n’aurait jamais eus, car un non-titulaire ne se projette pas dans un ERC. Nous avons d’autres dispositifs, accessibles et encourageants pour les chercheurs qui s’engagent à déposer des projets européens.
Pourquoi, de façon générale, les chercheurs français ne candidatent-ils pas assez ?
L’ANR existe depuis vingt ans, et la culture de la recherche sur projets se développe en France, même s’il reste des disciplines ou elle est moins naturelle que dans d’autres. Le fait d’avoir une agence nationale comme la nôtre aide à cette acculturation. Pour l’échelle européenne, je crois qu’il y a beaucoup d’appréhensions, justifiées ou non, des équipes françaises. Il faut reconnaître que constituer le consortium européen, déposer le projet, puis le gérer représente beaucoup de travail.
Beaucoup a été fait ces dernières années pour faciliter ces démarches. Il y a des cellules d’aide au montage qui se sont développées dans les organismes et les universités, comme à Marseille, où cela a porté ses fruits.
Les chercheurs installés en France ne sont-ils pas trop contraints par la bureaucratie hexagonale pour se lancer dans des projets aussi ambitieux ?
La crainte sur la gestion des projets européens fait sans doute partie des freins. Mais après plusieurs démarches nationales de simplification, les choses ont avancé.
Du côté de l’ANR, nous avons simplifié nos dispositifs depuis plusieurs années. Nous ne demandons plus de rapport intermédiaire pour les projets sur cinq ans, seulement un rapport final. On ne peut donc pas dire que nous soyons un monstre de bureaucratie. Et nous venons de passer certains de nos dispositifs sur des financements forfaitaires, et d’alléger les justificatifs que nous demandons. C’est pour moi un des facteurs de compétitivité de la recherche, j’en ai fait une priorité à ma nomination. Nous avons également avec l’Ademe, l’Inca, l’Anses, l’Inserm dont l’ANRS MIE, mis en place un portail centralisant tous les appels, et nous sommes en train d’harmoniser nos processus.
Un autre élément au niveau national est de limiter les appels à projets : si toutes les institutions de recherche en lancent, de toute nature, il n’est pas forcément évident de s'y retrouver. Le ministre a clarifié les choses en disant qu’en France, les appels à projets de recherche, c’est l’ANR, y compris pour les programmes que nous opérons pour le compte de France 2030. Les organismes de recherche et universités ont par ailleurs des programmes de recherche qu’elles peuvent piloter sans avoir besoin d’appels à projets, en faisant des choix stratégiques.
La science est régulièrement attaquée. Que peut faire l'ANR pour aider à rétablir la confiance ?
Nous organisons de nombreuses initiatives pour mettre en lumière l'importance de la recherche. Par exemple, nous finançons depuis trois ans des projets de recherche participatifs, dans le cadre du programme "Science avec et pour la société", dont nous avons fait le bilan mi-octobre au Sénat. Dans les prochains jours, nous allons lancer un appel à projets de recherche pour co-concevoir des politiques publiques. Il s'agira d’associer un laboratoire à une administration nationale ou territoriale, pour travailler sur des problématiques concrètes, sur deux ou trois ans. Ce genre d'initiative peut aider à résorber la fracture entre la science et les citoyens.
Pour fêter les 20 ans de l’ANR, nous organisons un grand colloque international, le 11 décembre à Paris, Trust in Science, axé sur la confiance dans la rationalité scientifique. Les causes de cette déconnexion et du sentiment de défiance dans la science seront analysées sous différentes facettes : les mécanismes cognitifs, les sondages et analyses d’opinion au niveau européen, ainsi que des témoignages concrets sur les solutions à envisager. Nous espérons arriver à formuler des pistes de travail pour reconnecter au maximum les citoyens et la science, afin de réussir à les embarquer plus largement.

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